La béance est un appétit que l’on ne peut pas combler
Les qualités humaines que je vois Camille Zéhenne déployer en société me rappellent fondamentalement la tonalité qui lie son corpus vidéo. Camille utilise le pas sérieux au service du plus sérieux. Ce qui sonne ridicule, drôle ou absurde s’avère souvent être le vaisseau d’une pensée philosophique éminente, reprise et traduite de personnes célébrées, telles que Derrida, Barthes, Baudrillard ou encore Pascal et Aristote.
Je crois que cela me rend triste de lire de la philosophie, parce que cela me met face à trop de vérités auxquelles je tente chaque jour de me soustraire. Alors, la forme humoristique s’avère une bonne façon de prendre du recul sur la vacuité de l’existence humaine.
“La poésie nous revient de là où on ne l’attendait plus”
Il m’apparaît que ce titre de l’un de ses films fait totalement manifeste sur l’ensemble de sa création. Ses films articulent des formes poétiques sur lesquelles on n’aurait pas parié, et témoignent d’un intérêt sincère pour le genre humain, bestiole curieuse et attendrissante. Son documentaire L’Eden s’intéresse par exemple à la communauté touchante d’un bar nocturne d’Ajaccio, où les habitués enchaînent les potions tandis que l’archange (et patron) veille sur eux.
Ce n’est jamais orgiaque, mais c’est un sacré festin où s’empilent en une harmonie qui lui est propre, à boire et à manger. Mettant en scène le vide, les films de Camille Zéhenne en sont l’inverse au sens formel, et font notamment du found footage une manière privilégiée de (re)faire image. Il est toujours question de comment remplir, de comment combler, de comment faire pour qu’actions il y ait. Les protagonistes de ses documentaires, comme de ses objets fictionnels cousus d’images trouvées, s’occupent à trois activités principales : manger (des sandwichs), acheter (des bêtises) et boire (de l’alcool). Partant de ce constat, je me demande : est ce que les êtres humains passent leur temps à tenter de se remplir ?
La réalisatrice accumule les preuves factuelles de l’action de remplissage constant qui sous-tend presque chaque instant de nos existences, et souligne par là même, la raison qui accompagne cet acte. Tandis qu’être plein, ne garantit malheureusement pas la plénitude, l’objectif du plein serait-il celui de nous détourner du vide ? Aka éviter de se confronter au sens de la vie, ou plutôt, au fait que la vie n’en a pas tant…
En faisant signifier une seconde fois les images anodines, Camille Zéhenne associe à sa pratique artistique, son intérêt de chercheure pour la sémiologie. Les extraits de films font citations, les sources se superposent et permettent aux notions de s’additionner ; le subliminal n’a plus rien de subtil ni de caché.
Ses layers visuels fonctionnent comme des lobotomies inversées. La surimpression des idées vient trifouiller notre inconscient et remettre en cause les constructions sociales du sens que nous avons intégré comme normes. La grammaire de son cinéma est psychanalytique et ses compositions me font penser à la manière dont Freud résonne la construction des rêves. Si la nuit utilise ce qu’elle a collecté le jour pour composer et mettre en scène des scénarios cryptiques assouvissant les désirs non contentés des rêveurs, les rêves ne seraient-ils pas des films de found footage à l’échelle de réalisation et de projection d’un seul être ?
Comme l’excavation fortuite d’une statue ibère trouvée au beau milieu d’un champ, de l’anadiplose, à l’anamorphose, à la gradation, Camille Zéhenne accompagne le mouvement du surgissement et en fait sa figure de style. Son action en tant que réalisatrice se place à l’endroit du liminale, tandis que son travail de chercheure s’attaque aux couches millénairement accumulées en nos tréfonds. Le sédiment, qui est ce qui se dépose par couches successives, devient ce qu’il s’agit de transpercer pour faire sens.
– Mathilda Portoghese – commissaire d’exposition
Bio
Camille Zéhenne est chercheure associée au GRIPIC, Sorbonne-Université et diplômée des beaux-arts de Paris-Cergy. Autrice et Réalisatrice, membre du collectif Les Froufrous de Lilith, elle est aussi co-programmatrice du Food&Film une soirée de projections de films d’univers variés, avec une proposition culinaire, une fois par mois au Doc à Paris.
A travers des pratiques mixtes, vidéo, performance, écriture, elle choisit, analyse et rend compte d’objets, de faits et d’enjeux qui constituent et animent nos sociétés contemporaines, dans leurs dimensions matérielle, symbolique et politique : les femmes épluchant des pommes de terres au cinéma, la mythologie des smart city, la disparition des bars de nuit, les formes poétiques hors des textes, le détournement par le jeu. Elle mêle, sur un mode singulier et sensible, des approches ethnologique, sémiotique et artistique
Contact : cmllzhnn@gmail.com